Qu’est-ce qu’une « tenue républicaine » ou, du moins, une « tenue correcte » dans l’enceinte d’un lycée ? Depuis qu’à grand renfort de hashtags sur les réseaux sociaux (ex : #Balancetonbahut, #Lundi14septembre), des lycéennes ont lancé un mouvement pour dénoncer les règles vestimentaires qui les empêchent de porter des jupes courtes, des crop-tops ou des décolletés, la question se pose de savoir ce qu’est une tenue « décente » d’autant plus que le gouvernement semble diviser sur le sujet et que le Code de l’éducation ne donne aucune précision sur les vêtements que les élèves n’ont pas le droit de porter (en dehors de ceux manifestant ostensiblement une appartenance religieuse). Le contrôle de ces tenues relevant des règlements intérieurs de chaque établissement, le pôle « Genre, sexualités et santé sexuelle » de l’Ifop a donc mené une enquête permettant de connaître le point de vue de l’ensemble des Français sur des règles vestimentaires dépendant jusqu’à présent de la seule appréciation des personnels éducatifs.
1 – Une nette opposition à la pratique du « No bra » dans les lycées, notamment de la part des femmes
Si la pratique du “No Bra” s’est banalisée chez l’ensemble des Françaises depuis le confinement, cette enquête ne montre pas pour autant que la population souhaite accorder cette liberté vestimentaire aux jeunes filles en milieu scolaire : deux Français sur trois (66%) se prononcent pour une interdiction du port des « haut sans soutien-gorge au travers duquel la pointe des tétons est visible », sachant que c’est dans les catégories de la population les plus âgées (79% des seniors, contre 41% des jeunes de moins de 25 ans) et les plus imprégnées par la morale religieuse (73% des musulmans, 69% des catholiques pratiquants) que sa proscription est la plus soutenue.
Cette étude met aussi en lumière un clivage de genre très net révélateur de l’ancrage des injonctions à la « pudeur » dans la gent féminine : les femmes adultes (73%) étant plus opposées que les hommes (58%) à ce que les lycéennes puissent abandonner ce que les féministes des années 1960 avaient pourtant érigé en symbole de l’oppression vestimentaire des femmes. Aussi surprenante soit-elle, cette plus forte opposition des femmes à cette forme de liberté vestimentaire est pourtant un phénomène ancien que l’Ifop observait déjà en 1967 sur la question de la mini-jupe : les hommes étant alors deux fois plus nombreux (20%) que les femmes (12%) à approuver les Françaises portant des mini-jupes pour sortir et ou aller chez des amis. Et plus récemment, une étude de l’Ifop sur les diverses formes de dévoilement des corps dans les lieux publics montrait aussi un degré d’acceptation sociale de la nudité systématiquement plus faible dans la gent féminine : les femmes étant par exemple deux fois plus nombreuses que les hommes à être dérangées par le port du monokini à la plage (29%, contre 15% chez les hommes) ou celui du string à la piscine (58%, contre 31% chez les hommes).
A noter que la question de l’autorisation des décolletés plongeants soulève une opposition de même ampleur – 62% des Français souhaitant leur interdiction dans les lycées publics –, signe des difficultés culturelles à « dés-érotiser » une poitrine féminine qui paraît sans doute à beaucoup comme une partie du corps susceptible de surexposer les lycéennes à des formes d’agression sexuelle.
2 – L’interdiction du « crop top » : une mesure soutenue par un peu plus d’un Français sur deux
Considéré comme le « totem vestimentaire de la jeune génération féministe »[1], ce haut moulant qui s’arrête au-dessus du nombril est sans doute le vêtement le plus caractéristique du mouvement du #14septembre au point d’en faire l’équivalent de la mini-jupe pour la génération du baby-boom Or, les résultats de l’étude montrent là aussi une opposition de l’opinion : 55% des Français se prononçant pour une interdiction des tee-shirts laissant apparaître le nombril dans les lycées.
Le « crop top » dévoilant une zone située entre deux parties du corps féminin hautement sexualisées, à savoir la poitrine et le pubis, le rejet qu’il suscite semble l’expression d’un puritanisme qui impose aux femmes – et seulement à elles – de cacher leur chair du regard des autres au nom d’un principe de « décence » que l’on retrouve également, chez certains, envers les cheveux (par exemple via le port du voile). La preuve en est que cette opposition au « crop top » est particulièrement forte dans les catégories de Français où le conservatisme en matière de mœurs est généralement le plus répandu, à savoir les seniors de plus de 65 ans (70%), les sympathisants LR (67%) et les musulmans (66%, contre 59% des catholiques et 48% des sans religion). A l’inverse, son autorisation est particulièrement soutenue par les jeunes de moins de 25 ans (59%), les sympathisants des formations situées les plus à gauche politiquement (LFI, EELV) et les personnes ayant une sensibilité féministe très marquée (48%).
En revanche, il n’y a pas d’opposition manifeste au dévoilement des sous-vêtements féminins – 28% des Français sont favorables aux débardeurs laissant apparaître les brettelles du soutien-gorge –, signe que pour la majorité de la population, l’institution scolaire ne doit pas constituer en soi un frein à l’expression vestimentaire de la culture juvénile si celle-ci n’implique pas un dévoilement de la peau.
3 – Mini-short, mini-jupes… Des positions plus partagées sur les vêtements dévoilant les jambes des lycéennes
La question de l’interdiction des vêtements du bas du corps (minishort, mini-jupe, jean troué…) suscite quant à elle moins d’opposition chez les Français tout en révélant quelque chose de la manière dont le corps des jeunes femmes est appréhendé.
Dans cette étude, les Français se positionnent majoritairement pour l’interdiction du port de shorts courts dans les établissements scolaires (56%), sauf chez les jeunes où cette volonté d’interdiction est nettement minoritaire (45%).
La mini-jupe fait quant à elle l’objet d’une position plus partagée : 49% de Français souhaitant l’interdire, contre 51% qui sont favorables à son autorisation. Signe d’affranchissement de la femme depuis les années 60, le port de la mini-jupe en classe suscite donc toujours des réactions symptomatiques d’une vision très sexualisée de cette partie du corps féminin, y compris chez les jeunes qui sont parmi les plus favorables à son interdiction (52% des moins de 30 ans, contre 44% chez les 40-64 ans). Alors que les femmes se sont battues pendant des années pour le port de la mini-jupe, on voit aujourd’hui, y compris chez les plus jeunes, l’idée que celle-ci n’a pas sa place en milieu scolaire.
Mais la mise en parallèle de ces deux vêtements dit certaines choses du regard posé sur le corps féminin. Alors qu’en mouvement, la jupe est davantage propice à laisser apparaitre la chair qu’un short, le minishort est plus associé à une indécence du corps, et donc plus rejeté dans un cadre scolaire. Cela peut être dû au fait que la jupe reste un attribut féminin par excellence et donc par-là plus légitime aux yeux des gens les plus attachés au respect des prescriptions vestimentaires et corporelles imposées à chaque genre.
Enfin, il est important de noter que les Français ne sont pas vraiment gênés par la transgression des normes de la bienséance vestimentaire qu’implique l’usage des pantalons déchirés ou effilochés : à peine 30% souhaitent leur interdiction, principalement dans les strates les plus âgées de la population. Vêtement unisexe ne dévoilant que très partiellement la chair, le jean troué suscite donc beaucoup moins de réticences que des vêtements spécifiquement féminins dévoilant des parties plus sexuées. Il ne semble donc pas ici question d’imposer aux lycéennes une tenue « convenable » et appropriée à la scolarité mais bien d’une réticence à l’égard de toute forme de dévoilement des corps susceptibles d’être une source de danger physique et scolaire pour elles.
Comme attendu, les anciennes générations se positionnent davantage pour une règlementation des tenues des jeunes filles. Toutefois, force est de constater que la variable du genre est également déterminante. En effet, dans l’exemple de l’interdiction du short court, les femmes sont plus enclines à se positionner pour : 62% contre 50% pour les hommes, soit un écart de 12 points. Ce chiffre peut révéler l’ancrage des biais sexistes dans la société, puisque les femmes elles-mêmes peuvent porter un regard sexué sur le corps des jeunes lycéennes. Un facteur explicatif à cela peut toutefois être pris en compte. Du fait des nombreux cas de harcèlement de rue, peut-être les femmes expriment-elles ici leur désarroi en pensant que le fait de ne pas porter ce type de vêtements réduit les risques de comportements violents à leur égard.
Cette enquête met en lumière le conflit de générations qui oppose les jeunes à leurs ainés sur ces questions à la liberté corporelle et vestimentaire : la masse de la population considérant encore que c’est aux filles de gérer le désir masculin en faisant preuve de « bonne mesure » sur le plan vestimentaire, alors ces jeunes filles appartiennent à une génération qui, dans le droit fil du « body positive » et du mouvement Metoo, montrent leurs corps et rejettent fermement le caractère sexiste de toutes règles vestimentaires. Il n’en reste pas moins que chez l’ensemble des Français, les résultats ne montrent pas vraiment un retour de la morale ou une volonté de freiner l’expression vestimentaire de la culture juvénile à un âge où les pratiques corporelles occupent une place centrale dans la construction de l’identité. Pour ces adultes qui compte nombre de parents dans leurs rangs, ce mouvement semble plutôt soulever la difficulté à gérer le droit des filles à afficher leur féminité dans un cadre où ils estiment – à tort ou à raison – que l’institution scolaire ne sera pas en mesure de les protéger des agressions que leur liberté vestimentaire pourrait susciter.
François Kraus, directeur du pôle « Genre, sexualités et santé sexuelle » de l’Ifop
Louise Jussian, chargée d’étude à l’Ifop
[1] Sabrina Champenois, Le crop-top déchire, Libération, 17 septembre 2020
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