Refusant d’adopter la même position de déni qui fut longtemps celle des progressistes américains face à l’essor du Trumpisme en 2016, la LICRA a souhaité mesurer l’influence des thèses d’Éric Zemmour dans l’opinion à l’heure où sa qualification au second tour de l’élection présidentielle est de l’ordre du possible : l’enjeu étant de savoir si le polémiste a gagné la bataille des idées sur toutes les marottes – islam, insécurité, immigration, prénoms, féminisme – qu’il agite sur les plateaux TV depuis des années.
Afin de pouvoir évaluer sur des bases solides l’ampleur de ce que Jean-Christophe Cambadélis qualifiait dès 2014 de « zemmourisation des esprits », l’Ifop a mis en place pour son magazine, le DDV, un dispositif d’étude reposant sur un échantillon d’une taille exceptionnelle (4 500 personnes) et des indicateurs issus de grandes enquêtes (CEVIPOF, CNDH…) permettant de voir comment les valeurs des Français ont évolué ces dix dernières années.
RESUME DE L’ENQUETE
Dans un climat d’opinion des plus favorables aux thématiques sécuritaires et identitaires, force est de constater que sur le triptyque formé par l’immigration, l’insécurité et l’islam, la « zemmourisation des esprits » a atteint une ampleur telle qu’elle a de quoi inquiéter les associations antiracistes qui lui font régulièrement des procès. À bien des égards, les positions d’Éric Zemmour sur l’ordre public, les religions ou le contrôle des frontières semblent trouver un large écho au sein d’une population qui a placé la lutte contre la délinquance, le terrorisme et l’immigration dans le peloton de tête des enjeux déterminants du vote à l’élection présidentielle.
Mais pour un amateur de la théorie de « l’hégémonie culturelle » selon laquelle il faut d’abord avoir gagné la bataille des idées pour l’emporter dans les urnes, cette victoire idéologique est en partie en trompe l’oeil. D’une part parce que si les électeurs peuvent le rejoindre sur le constat, ils ne partagent pas forcément ces solutions. Les « digues » ne cèdent pas par exemple sur tout ensemble de positions radicales comme les injonctions à l’assimilation via les prénoms, le retour à la peine capitale ou l’amalgame entre islam et islamisme. D’autres part, parce que ses combats d’arrière-garde sur les questions de mémoire (Vichy, loi Gayssot…) ou de société (homoparentalité, féminisme), le mettent complètement en porte-à-faux avec une société qui, structurellement, est de plus en plus ouverte sur les enjeux sociétaux.
In fine, cette enquête met donc en exergue l’impasse électorale d’un « zemmourisme » qui capte d’un côté la demande d’ordre et d’autorité, mais se marginalise de l’autre par des positions ultra-clivantes et un conservatisme moral en total décalage avec un électorat de plus en plus progressiste sur les questions de société.
DISCUSSION
Nul ne sait si l’ascension sondagière du (non-)candidat Zemmour se poursuivra, mais elle a le mérite de mettre en lumière un phénomène structurel : une droitisation de l’électorat sur tout un ensemble de « fondamentaux » de la droite radicale-populiste (ex : insécurité, immigration, islamisme, communautarisme…), thèmes sur lesquels celle-ci a acquis lentement mais sûrement une certaine hégémonie culturelle. Cette enquête confirme donc bien ce que Guillaume Tabard décrit comme une « droitisation de l’électorat, ou l’attente d’une offre identitaire assumée »3 sensible au thème du déclin et à la promesse d’une reprise en main du pays via le contrôle migratoire.
Cependant, au-delà des obsessions zemmouriennes sur l’immigration, l’insécurité et l’identité nationale, on n’observe pas vraiment d’adéquation entre l’homme et l’opinion publique. Son « ultraconservatisme (…), qui mêle xénophobie, sexisme et homophobie dans un cadre nationaliste » 4, mais aussi l’orientation très « nationale libérale » de son projet, qui le prive d’un électorat populaire en demande de protection sociale et économique, en limite, aujourd’hui, grandement ses chances de passer la barre du second tour.
François Kraus, directeur du pôle « Politique » au département Opinion de l’Ifop
Le point de vue de Mario Stasi, président de la Licra, et Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Enquête : une « zemmourisation » des esprits avec ou sans Zemmour
Si les intentions de vote fluctuent, les thèmes martelés par Éric Zemmour se sont bel et bien ancrés dans l’opinion. Cette « zemmourisation des esprits » opère dans toutes les familles politiques. À l’instar du polémiste, un grand nombre de Français ont abandonné toute inhibition pour généraliser à propos de telle ou telle catégorie de population. Mais ils se déclarent néanmoins attachés aux acquis des combats antiracistes. Un paradoxe et un motif d’espoir.
Les inquiétudes que peut faire naître une campagne électorale ne sont pas strictement indexées les intentions de vote évaluées par les sondages. Ainsi, le reflux électoral d’Éric Zemmour, s’il devait advenir, ne ferait pas disparaître des préoccupations des Françaises et des Français les thématiques dont l’individu fait commerce et qui ont rencontré un écho certain dans l’opinion. C’est le sens de la présente démarche de la Licra et de sa revue Le DDV (Le Droit de Vivre), qui ont toujours cherché à établir une distinction entre la trajectoire de certaines individualités et le champ des idées, qui les dépasse nécessairement.
Quand un polémiste comme Éric Zemmour fait brutalement irruption dans le jeu politique au point de polariser l’attention de l’opinion des semaines durant, il faut s’interroger sur l’homme, la sociologie de ses électeurs déclarés, ses idées, mais également la portée et l’ancrage de celles-ci dans l’opinion. S’indigner, dénoncer, démystifier ne suffisent pas : il faut identifier les convictions, saisir les tendances de fond pour radiographier la « comète électorale ». La thèse d’un phénomène artificiellement construit par les médias, une « bulle médiatique » ou « sondagière » en quelque sorte, ne tient pas. Les résultats du premier volet de cette enquête, publiés le 20 octobre sur leddv.fr, avaient montré la propension du mouvement Zemmour à être plus qu’un simple « moment » et à attirer des franges de population sociologiquement hétéroclites. La dynamique est là et la question de l’adhésion de l’opinion aux idées de Zemmour se pose avec acuité. Il ne peut dès lors s’agir de détourner les yeux, minimiser ou relativiser. En cela, Le DDV et la Licra, conformément à ses pratiques militantes, entendent documenter un phénomène pour mieux le circonscrire et le comprendre.
Ce second volet de l’étude commandé à l’Ifop permet de vérifier la séduction opérée par les idées d’Éric Zemmour dans l’opinion. L’expression de « lepénisation des esprits », apparue au début des années 90, avait servi à qualifier le processus de propagation des idées du Front national par-delà ses adhérents et son électorat. Il est ici question de voir dans quelles mesures les idées du polémiste rencontrent des tendances plus profondes, traditionnellement portées par la droite national-populiste : identité nationale, immigration, islam, sécurité… Le concept de « zemmourisation des esprits » montre ainsi à son tour toute sa pertinence dans les résultats présentés ici.
Un échantillon large de 4 500 électeurs s’est vu interroger sur les thèmes de prédilection d’Éric Zemmour et sur un certain nombre de ses déclarations verbales qui ont suscité des polémiques voire des poursuites judiciaires. Les résultats, note François Kraus, directeur du pôle politique/actualité et responsable de cette étude, témoignent à la fois de l’ampleur du processus et de ses limites. Ampleur parce qu’il atteste la résonance forte d’un certain nombre d’idées véhiculées par le candidat putatif, dans tous les courants politiques, y compris à l’extrême gauche, qui présente des taux d’adhésion remarquables. Les enjeux sécuritaires et identitaires dominent chez les électeurs de Zemmour mais s’élèvent à des taux importants chez ceux des autres candidats.
Les affirmations selon lesquelles il y aurait trop d’immigrés en France (69 %), que l’immigration serait la principale cause d’insécurité (62 %), que pour les juifs français, Israël compterait plus que la France (47 %) ou encore que les enfants d’immigrés nés en France ne seraient pas vraiment français (44 %) recueillent des taux globaux, c’est-à-dire sur l’ensemble de l’éventail politique, qui doivent alarmer. Une association antiraciste comme la Licra ne peut aussi regarder sans inquiétude le taux d’adhésion à l’énoncé de Zemmour selon lequel « nous sommes avant tout un peuple de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine » (CNews, 26 juin 2020). On aurait pu espérer qu’une alarme se déclenche automatiquement dans les consciences, à la lecture de l’expression « race blanche ». Or, elle ne se déclenche plus pour 57 % des sondés, qui s’engagent ici sur une pente redoutable.
Un récit républicain et universaliste à incarner
Des limites, comme le souligne cette étude, la zemmourisation en a cependant. Il n’est que de lire l’attachement à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972 (88 %) ou à la loi Gayssot, qui sanctionne la négation des génocides et des crimes contre l’humanité (85 %), pour ne pas perdre totalement espoir dans la condamnation par les Françaises et les Français du racisme et de l’antisémitisme. Il y a là un paradoxe apparent mais qui révèle surtout une forme de déconnexion intellectuelle entre les craintes identitaires et sécuritaires d’une part, et le potentiel de racisme et d’antisémitisme que recèlent ces thématiques, un potentiel proprement explosif lorsqu’elles deviennent obsessionnelles.
Cette interprétation laisse donc une porte ouverte à l’action : il y a des combats à renforcer, sur les terrains de l’information et de la pédagogie, pour expliquer ces articulations funestes et reconnecter les circuits de l’alarme. Il y a des efforts à poursuivre, pour vider de sa substance cette pensée frelatée qui falsifie l’Histoire, assigne les êtres humains, refuse l’altérité, amalgame et exclut. Il y a surtout un autre récit à incarner, républicain, universaliste, clairvoyant sur les difficultés et les enjeux qui préoccupent aujourd’hui légitimement les Françaises et les Français, mais qui refuse catégoriquement cette bascule dans l’outrance démagogique.
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Enquête : une zemmourisation des esprits avec ou sans Zemmour
CONTACTS :
François KRAUS, directeur du pôle « Politique / Actualités » de l’Ifop
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