Depuis l’éclatement de l’affaire Weinstein (5 octobre 2017) et la libération de la parole qu’elle a suscitée sur les réseaux sociaux, le harcèlement sexuel des femmes au travail ou dans d’autres cadres de vie est au cœur de l’attention médiatique sans pour autant avoir fait l’objet d’un véritable travail de quantification. Car s’ils ont le mérite de favoriser une prise de conscience sans précédent du problème, les témoignages qui se multiplient sur des hashtags comme #BalanceTonPorc ou #MeToo ne donnent pas pour autant d’indications sur l’ampleur réelle du harcèlement sexuel que les Françaises subissent au quotidien. Face à l’absence de données fiables[1] ou récentes sur le sujet – la dernière étude réalisée sur le sujet remontant à plus de quatre ans[2] -, le pôle « Genre, sexualités et santé sexuelle » de l’Ifop a donc réalisé pour le site d’information et de conseils VieHealthy.com une grande enquête permettant de mesurer l’ampleur des différentes formes de harcèlement sexuel au travail et leur impact sur l’état de santé (physique, morale, sexuelle) des victimes. Réalisée à partir d’un échantillon national représentatif de taille conséquente (2000 femmes âgées de 15 ans et plus), cette étude relève au grand jour l’ampleur des actes de harcèlement ou d’agression à caractère sexuel subis par les femmes dans la sphère professionnelle tout en brisant certaines idées reçues sur les caractéristiques des victimes ou le profil type de leurs harceleurs.
Les chiffres clés :
Au cours de leur activité professionnelle, près d’une femme sur trois (32%) a déjà été confrontée à au moins une situation de harcèlement sexuel sur son lieu de travail au sens juridique du terme.
Sur le lieu de travail comme dans les espaces publics, les formes verbales ou visuelles de harcèlement sont les atteintes les plus répandues, en premier lieu desquelles les sifflements ou les gestes grossiers (19% en ont été victimes à plusieurs reprises) et les remarques déplacées sur la silhouette ou la tenue (14% en ont fait l’objet de manière répétée). Les pressions psychologiques visant à obtenir par exemple un rapport sexuel dans une logique de type « promotion canapé » constituent en revanche une pratique plus limitée : « seules » 8% des femmes ayant déjà subi au moins une fois des pressions afin d’obtenir de leur part un acte de nature sexuelle (ex : un rapport sexuel en échange d’une embauche ou d’une promotion…). Mais le harcèlement au travail est loin de se réduire à des propos sexistes ou à des pressions psychologiques. Nombre de femmes ont déjà souffert d’une forme « physique » de harcèlement, que ce soit via des contacts physiques légers (11% à plusieurs reprises) ou des attouchements sur une zone génitale ou érogène (ex : main aux fesses) : 13% en ont subi au moins une fois.
Les Françaises s’avèrent en revanche nettement moins nombreuses à avoir le sentiment d’avoir déjà « fait face à une situation de harcèlement sexuel » au cours de leur carrière : seules 22% partageant cette impression (dont à peine 4% à plusieurs reprises), soit une proportion qui n’a pas progressé de manière significative en quatre ans (20% en janvier 2014). L’écart entre cet indicateur subjectif (où l’on demande aux femmes si elles ont déjà subi une situation de harcèlement présentée comme telle) et le premier indicateur calculant objectivement la proportion de victimes de différentes situations (sans leur préciser qu’il s’agit de harcèlement) est le signe d’une méconnaissance de ce qui relève juridiquement ou non du harcèlement sexuel.
Les résultats de l’enquête brisent aussi certaines idées reçues selon lesquelles leurs auteurs seraient d’abord des personnes abusant de leur position d’autorité vis-à-vis d’une subordonnée. En effet, dans la plupart des situations testées, seule une minorité de femmes déclarent que l’auteur était un(e) supérieur(e) hiérarchique. Très logiquement, la seule situation dans laquelle une majorité de femmes (à 62%) rapporte avoir été harcelées par un supérieur a trait aux pressions psychologiques exercées pour obtenir un acte sexuel en échange par exemple d’une promotion. Les autres formes de harcèlement sexuel sur le lieu de travail sont soit le fait de collègues n’exerçant pas d’autorité hiérarchique, soit le fait de personnes extérieures comme des clients ou des fournisseurs (comme par exemple pour la réception de cadeaux gênants).
Si une majorité de victimes a parlé de sa dernière expérience de harcèlement à un tiers, c’est surtout à un proche ou à des collègues de même rang. Les femmes ayant adopté une stratégie « active » en parlant à un interlocuteur susceptible de solutionner le problème en interne (ex : supérieur hiérarchique, syndicaliste) restent peu nombreuses : 7% à 16% selon les cas. Ainsi, si on constate une indéniable libération de la parole des femmes sur les réseaux sociaux, seule une très faible minorité de victimes parvient à briser le mur du silence qui paralyse tout particulièrement les femmes ne disposant pas d’un niveau de formation, d’un statut ou d’un confort matériel leur permettant de prendre le risque d’un conflit avec leur hiérarchie.
Le point de vue de l’ifop
Mettant en évidence le caractère protéiforme du harcèlement sexuel (verbale, visuelle, psychologique, physique), cette enquête a le mérite de rappeler que les formes de sexisme et de violences faites aux femmes ne s’arrêtent pas aux portes des entreprises. Loin d’être un environnement policé, où règne le contrôle de soi et des pulsions sexuelles, le monde du travail constitue un environnement où nombre de femmes sont victimes non seulement de pressions psychologiques ou de propos désobligeants mais aussi d’agressions physiques voire d’agressions sexuelles au sens strict du terme. Au-delà de la mesure de l’ampleur du phénomène – réalisée pour la première fois à partir de critères juridiques et non pas sur la base d’un ressenti purement subjectif –, cette enquête met aussi à jour le manque de connaissances des Françaises sur ce qui relève ou non du harcèlement sexuel ainsi que les difficultés des victimes à briser le mur du silence au sein de leur organisation. Au regard du faible nombre de femmes adoptant une stratégie active en cas de harcèlement, on ne peut en effet que déplorer le fait que la résignation reste encore la réaction la plus répandue. Enfin, si l’écho médiatique donné aux histoires de prédateurs sexuels a sans doute contribué un abaissement du seuil de tolérance à l’égard d’une des manifestations de la domination masculine, il est important de signaler que le problème du harcèlement sexuel n’est pas qu’une histoire de sexualité, de drague ou de séduction. Comme le montre le profil des victimes (surreprésentées parmi les femmes exerçant des postes à responsabilités), les violences masculines dirigées contre les femmes sur leur lieu de travail apparaissent aussi comme l’expression de rapports sociaux de sexe, visant tout particulièrement le maintien, dans une position d’infériorité ou d’intimidation, de celles qui s’affirment au point de remettre en cause les frontières et privilèges de genre.
François KRAUS, responsable de l’expertise « Genre, sexualités et santé sexuelle » à l’Ifop
Pour toute demande de renseignements à propos de cette étude ou pour obtenir des informations quant aux conditions de réalisation d’une enquête similaire, vous pouvez contacter directement François Kraus au 0661003776
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