Sécession d’une partie de la population à l’égard des démarches rationnelles, désenchantement triplé en cinquante ans… A l’occasion de la parution de l’ouvrage « Un contenu sans contenant. Essai en philosophie des sciences » de Ludovic Cardon aux Editions Mimesis, l’Ifop a réalisé une enquête auprès de l’ensemble des Français sur les apports de la science et de la philosophie. Si une majorité de Français reconnaît à ces deux disciplines la faculté de permettre une meilleure compréhension du monde, plus inquiétant est la part de la population qui les renvoie dos à dos, sur fond de défiance croissante à l’égard de la science et de culture scientifique en berne.
Science et philosophie : « toujours par deux ils vont » pour 43% des Français, mais rejetés par 28%
La science et la philosophie sont-elles des clés pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ? A cette question, les Français répondent massivement par l’affirmative : alors qu’une majorité relative de la population (43%) estime les deux disciplines complémentaires et de même valeur pour appréhender le monde actuel, 21% ont tendance à donner préséance à la science et 8% à la philosophie.
Si ces réponses varient sensiblement selon les caractéristiques des répondants, on observe notamment chez les partisans de « la science avant tout » de puissants déterminants sociopolitiques. Ainsi, plus on a un niveau de vie élevé, plus on a tendance à affirmer le primat de la science pour comprendre le monde (15% de réponses chez les plus pauvres, contre 27% chez les plus aisés). Une caractéristique qui recoupe l’obédience politique puisque c’est parmi l’électorat le plus aisé, celui de Renaissance, que le primat de la science est le plus avancé (31%), le taux de citation de cette réponse ayant tendance à refluer à mesure qu’on se rapproche des deux bords de l’échiquier politique (22% chez les proches de La France insoumise, 21% chez ceux du Rassemblement national)… et qu’on en tombe (14% chez les personnes se déclarant sans sympathie partisane).
Pour autant, malgré la part belle donnée à la science et à la philosophie pour comprendre le monde, plus d’un Français sur quatre (28%) rejette ces deux prismes pour appréhender le réel – une part importante, qui correspond à entre 13 et 16 millions de Français ! Ce rejet de la science et de la philosophie se révèle encore plus prononcé chez les catégories socioprofessionnelles inférieures (31%), les moins diplômés (39% au niveau CAP / BEP), mais surtout dans les communes rurales (35%, contre 14% dans l’agglomération parisienne) – signe que la relégation spatiale façonne aussi le regard sur les outils de compréhension du monde. En matière de proximité politique, les électorats d’extrême droite s’affirment comme les populations les plus réfractaires à la science et à la philosophie (40% chez les électeurs de Marine Le Pen au dernier scrutin présidentiel, 44% chez ceux d’Éric Zemmour), en cela rejoint par les personnes n’ayant aucune sympathie partisane (39%, une autre forme de relégation)… et celles considérant leur propre culture scientifique comme lacunaire (41%).
Chez les Français, un regard de plus en plus dur sur la science et une culture scientifique… à la traîne
Deux facteurs expliquent notamment l’importance du rejet de la science et de la philosophie. D’une part, il s’agit de la culture scientifique des Français : à peine un quart de la population (26%) juge ses propres connaissances en la matière « satisfaisante », alors que 41% l’estiment moyenne et 33% lacunaire. Ces derniers se font de plus en plus présents avec l’âge (17% chez les 18-24 ans, contre 42% chez les 50-64 ans) et apparaissent surreprésentés chez les femmes (39%, contre 27% chez les hommes), les CSP- (36%), les moins diplômés (49%)… mais aussi les sympathisants de Renaissance (36%), du Rassemblement national (39%) et surtout les personnes sans sympathie partisane (45%). Or, comme on l’a vu, chez les personnes estimant que leur culture scientifique est lacunaire (cette autoévaluation pouvant être sujette à caution, dans un sens comme dans l’autre !), on a tendance à mettre à distance des objets qu’on considère mal connaître, à savoir la science et la philosophie.
Le regard des Français apparaît cependant plus nuancé à l’égard des apports de la science à l’homme – deuxième facteur explicatif de l’acceptation ou du rejet de la science et de la philosophie comme clés de compréhension du monde actuel. Si la majorité de la population (54%) estime que la science apporte autant de bien que de mal à l’homme, 31% jugent que le bien prédomine quand 15% n’en voient que le versant négatif. Au-delà de ce constat ponctuel, c’est surtout l’évolution dans le temps qui apparaît saisissante : en 1972, c’est la majorité des Français (54%) qui estimait que la science apporte plus de bien que de mal à l’homme – un résultat en baisse continue depuis et quasiment divisé par deux en cinquante ans ! Dans le même temps, la défiance à l’égard de la science a triplé, passant de 5% à 15% aujourd’hui.
A noter que le profil des personnes estimant que « la science apporte plus de mal que de bien à l’homme » ne rejoint que partiellement celui des personnes rejetant science et philosophie ou estimant avoir une culture scientifique lacunaire. Parmi les catégories de population qui se distinguent, on peut citer les jeunes (21% des 18-24 ans) ou les sympathisants de La France insoumise (31%), pas particulièrement « antiscience » mais particulièrement désenchantés à l’égard des promesses dévoyées au progrès technique (déshumanisation au travail, catastrophe écologique, scandales sanitaires, etc.). L’évolution sur le temps long du rapport des Français à la science interroge ainsi l’utilisation de celle-ci comme totem du progrès plutôt que comme clé de compréhension du monde, et sur la possibilité de se la réapproprier – avec la philosophie – pour appréhender au mieux les enjeux collectifs d’aujourd’hui et de demain.