« Gauche des allocs », « Gauche du travail », « Droit à la paresse »… Les débats autour des plaidoyers pour la gauche du travail (Fabien Roussel) et le droit à la paresse (Sandrine Rousseau) ne sont pas circonscrits à la sphère politico-médiatique mais font écho à des tendances de fond comme la Great Resignation (« Grande Démission ») ou le Quiet quitting (« Démission silencieuse ») qui illustrent toutes un certain détachement des salariés à l’égard de leur emploi. A l’occasion de la Journée Mondiale des Paresseux (20 octobre), l’Ifop et les Makers ont publié une vaste enquête visant à savoir comment les Français se positionnent sur ces sujets et comment leur implication dans leur activité professionnelle a évolué au cours des dernières décennies. Réalisée auprès de 2 000 personnes âgées de 18 ans et plus, cette enquête montre que si les Français condamnent massivement les comportements associés à l’« assistanat », ils n’adhérent pas pour autant à une vision aliénante du travail : ces résultats mettant bien en exergue qu’au-delà des débats politiques, les Français ont un rapport de plus en plus distancié au travail, principalement parce qu’ils ont l’impression d’y être perdant au regard de leur investissement.
Les chiffres clés
La paresse, une valeur plutôt portée par les électeurs de gauche
Le manque d’entrain au travail reste une attitude très minoritaire (20%) mais elle s’avère nettement plus répandue dans les rangs des travailleurs de gauche (ex : 36% des sympathisants EELV) que ceux de droite (ex : 11% des sympathisants LR).
Le « droit à la paresse » revendiqué par Sandrine Rousseau n’en reste pas moins largement soutenu par les Français (69%) et tout particulièrement par ceux situés à gauche (85% des personnes s’autopositionnant « très à gauche »).
Le « quiet quitting », une tendance de fond plus qu’un effet de mode
Correspondant à un salarié qui se contente d’exécuter les tâches figurant dans sa fiche de poste, les « quiet quitters » (« démissionnaires silencieux ») représentent 37% des Français en activité mais près de la moitié (45%) des sympathisants LFI.
Cette tendance s’illustre par une hausse sensible du nombre de salariés admettant s’impliquer « juste ce qu’il faut » dans leur activité professionnelle : 43% chez les salariés des entreprises de plus de 10 salariés (+ 6 points entre 2003 et 2022).
Cette « grève du zèle » au travail tient sans doute au fait qu’ils sont de plus en plus nombreux à se sentir « perdant » au regard de leur investissement dans leur activité professionnelle : 48%, soit deux fois plus qu’il y a une trentaine d’années (25% en 1993).
Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que leur rapport au travail soit de plus en plus pécunier : près d’un actif sur deux (45%) déclarent ne travailler que pour l’argent, soit une hausse de 12 points en trente ans (33% en 1993).
Une opinion néanmoins très rétive à toute forme « d’assistanat »
L’idée portée par Fabien Roussel selon laquelle la gauche doit être « la gauche du travail » et non celle des « allocations » est largement approuvée par les Français (75%), y compris par les sympathisants insoumis (64%) et écologistes (72%).
Il faut dire que dans le contexte actuel de faible chômage, les deux tiers des Français (66%) estiment que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment », contre à peine la moitié (51%) il y a cinq ans (2016).
Les principaux enseignements de l’enquête
A – LA PARESSE, UNE VALEUR DE GAUCHE ?
- Le « droit à la paresse » revendiqué par Sandrine Rousseau est largement soutenu dans l’opinion (par 69% des personnes interrogées), notamment par les Français orientés à gauche (85% des personnes s’autopositionnant « très à gauche », 80% des personnes « à gauche »).
- Le manque d’entrain au travail reste une attitude circonscrite à une minorité de Français en activité – seuls 20% d’entre eux admettent ne « pas être très travailleurs » – mais elle s’avère nettement plus répandue dans les rangs des travailleurs de gauche (36% des sympathisants Europe Ecologie Les Verts, 30% de ceux de la France insoumise) que ceux de droite (11% des sympathisants LR, 10% des sympathisants RN).
- Si le plaidoyer de la députée Sandrine Rousseau en faveur d’un « droit à la paresse » a suscité de vives réactions, force est de constater qu’une nette majorité de Français (70%) s’accordent pour classer cette valeur à gauche sur l’échiquier politique (70%), y compris les sympathisants de partis de la NUPES comme ceux d’Europe Ecologie les Verts (67%) ou de la France insoumise (51%). Et cet ancrage à gauche dans l’imaginaire collectif se retrouve pour « l’assistanat » (à gauche pour 74% des Français) et « l’oisiveté » (65%).
Le point de vue de Gautier Jardon de l’Ifop : « Droit à la paresse » : la formule de Sandrine Rousseau est provocatrice dans une société où la paresse, considérée comme un des sept péchés capitaux dans la religion chrétienne, reste connotée négativement. Convoquer cette référence un siècle et demi après le socialiste Paul Lafargue (Le Droit à la paresse, en 1880) s’inscrit sans doute dans une stratégie pour imposer un nouveau débat sur le rapport au travail dans un contexte post-covid favorable à l’émergence de nouvelles normes. L’adhésion à ce droit reste toutefois à relativiser : nombre de Français pouvant approuver la citation de la député écologiste parce qu’elle contient aussi « un droit à la transition des métiers […], le droit aussi de faire des pauses dans sa vie ».
B – LE « QUIET QUITTING », EFFET DE MODE OU TENDANCE DE FOND ?
- Correspondant à un type de salarié qui ne se surpasse pas au travail et se contente d’exécuter les tâches figurant dans sa fiche de poste, les « quiet quitters » (« démissionnaires silencieux ») représentent plus d’un tiers de l’ensemble des Français en activité : 37% des Français en activité se retrouvent dans le profil de ces personnes qui déclarent faire leur travail mais refuser les heures supplémentaires, les sollicitations en dehors des horaires de travail et les responsabilités ne faisant pas partie de leur poste. Et la proportion de ceux qui pratiquent le « quiet quitting » monte à près de la moitié des travailleurs de gauche (51% des personnes situées à gauche, 45% des sympathisants LFI) et des jeunes de moins de 35 ans (43%).
- Cette tendance au « quiet quitting » s’illustre par une augmentation sensible du nombre de salariés admettant s’impliquer « juste ce qu’il faut » (43%) dans leur activité professionnelle, notamment chez les salariés des entreprises de plus de 10 salariés où leur proportion a augmenté de 6 points entre 2003 et 2022.
- La croissance du nombre de salariés ne s’impliquant que le minimum nécessaire dans leur travail tient sans doute au fait qu’ils sont de plus en plus nombreux à se sentir perdant au regard de leur investissement professionnel : 48% des actifs ont l’impression d’être « plutôt perdant » en la matière, soit deux fois plus que ce que l’Ifop pouvait observer il y a une trentaine d’années (25% en 1993). À l’inverse, la proportion d’actifs estimant être gagnant au regard de leur investissement a diminué de près de la moitié (13%) depuis 1993.
- Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que le rapport au travail soit de plus en plus pécunier : une petite moitié des actifs (45%) déclarent ne travailler que pour l’argent, soit une hausse de 12 points en trente ans (33% en 1993). Moins que de la cupidité, nous pouvons y percevoir les effets d’un désenchantement lié au travail, particulièrement fort chez les jeunes (54% des moins de 25 ans).
- De même, la majorité des Français perçoit désormais le travail davantage comme une contrainte nécessaire pour subvenir à ses besoins (54%, +5 points depuis 2006) que comme un moyen d’épanouissement, surtout parmi les Français « à gauche » (69%) ou « très à gauche » (68%)
Le point de vue de Gautier Jardon de l’Ifop : Cette prise de distance d’un nombre grandissant de Français avec le travail résulte d’un regard de plus en plus critique des travailleurs sur l’équation investissement/gain de leur emploi. Au-delà de la tendance récente au « quiet quitting », l’étude confirme donc l’analyse de certains experts pour qui « ce qu’il y a d’exceptionnel aujourd’hui, ce sont les causes des démissions et des difficultés de recrutement (…) liées au refus de mauvaises conditions de travail. Et, en particulier […] à la perte de sens du travail. » [1]. Le rapport de plus en plus pécunier au travail se doit quant à lui d’être lié à la thématique incontournable du pouvoir d’achat qui rend le critère financier déterminant, notamment pour les catégories populaires.
Le goût du travail serait-il donc une mode déjà dépassée ?
Comme le rappelle le philosophe Gaspard Koenig[2] : le travail est « une passion récente à l’échelle humaine ». Si l’on en croit l’anthropologue Marshall Sahlins, les chasseurs-cueilleurs d’avant la révolution néolithique ne consacraient qu’une poignée d’heures par jour à leur approvisionnement, réservant le reste de leur temp à la danse, aux jeux et à la sociabilité. De même pour les tribus primitives décrites par l’anthropologue Pierre Clastres[3]. Et n’allez pas parler de travailler aux fiers aristocrates de l’Ancien Régime, ni aux citoyens d’Athènes qui ne pouvaient trouver utilisation de leur temps plus élevée que la délibération politique. A notre siècle et en France, toutefois, « la valeur travail » demeure très positivement perçue et un enjeu de lutte politique, chaque bord s’échinant à se réclamer de celle-ci…
C – LE TRAVAIL, UNE VALEUR DE DROITE ?
- L’idée portée par Fabien Roussel selon laquelle la gauche doit être « la gauche du travail » et non celle des « allocations » est largement approuvée par les Français (75%), spécialement à droite (79%) mais aussi à gauche (71%). A l’inverse seuls deux sur cinq (39%) pensent comme Sandrine Rousseau que « La valeur travail, c’est quand même une valeur de droite »
- Le contexte de faible chômage aidant, les deux tiers des Français estiment désormais que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment » (66%, +10 points depuis 2019). Et si cette idée est particulièrement forte à droite (jusqu’à 89% d’adhésion parmi les sympathisants des Républicains), elle est également majoritaire à gauche, exception faite des sympathisants de la France insoumise (48%)
- Le positionnement politique de la « valeur travail » reste nuancé (une majorité de Français refusent de la placer politiquement, 34% déclarant qu’elle est à la fois de gauche et de droite, 28% ni l’un ni l’autre) même s’il penche plus à droite (pour 27% des Français dont 50% des Français s’autopositionnant « à droite ») qu’à gauche (selon 11% des Français dont 42% de ceux « très à gauche)
- De même, les autres valeurs relatives au travail font toutes l’objet d’un ancrage droitier : 57% des Français placent l’effort à droite, 61% le font pour le mérite et 73% pour la réussite. Sans surprise, à chaque fois ce phénomène est plus important encore parmi les sympathisants de partis de droite, 91% de ceux des Républicains plaçant par exemple « l’effort » parmi les valeurs de droite
Le point de vue de Gautier Jardon de l’Ifop : Si les Français ne veulent pas travailler à outrance pour des emplois qu’ils estiment de plus en plus pauvres en reconnaissance et en gratifications, ils n’apparaissent pour autant complaisants avec ceux qui vivraient plus des allocations que du fruit de leur travail. En effet, la position de Fabien Roussel sur le fait que « La gauche doit défendre le travail et ne pas être la gauche des allocations » est largement soutenue par l’opinion, y compris à la gauche de la gauche. A l’inverse, la position de Sandrine Rousseau, jugeant que « la valeur travail, c’est quand même une valeur de droite » reste minoritaire, signe que la population y voit toujours une valeur positive et consensuelle. De manière générale, on voit donc que l’opinion soutient la tentative du communiste d’arracher ce totem à la droite, qu’il s’agisse de celle du chantre de « la France qui se lève tôt » (Nicolas Sarkozy) ou de celle qui estime que « l’assistanat est un cancer » (Laurent Wauquiez).Et cette tentative de Fabien Roussel n’est pas la première à gauche : le candidat Hollande de 2012 avait par exemple lui aussi analysé la nécessité de mener cette lutte de « propriété » de la valeur travail en assenant : « C’est une valeur de gauche, ne laissez pas la droite accaparer cette valeur ». Si l’avenir de la paresse est incertain, celui de la lutte pour la valeur travail semble garanti.
POUR CITER CETTE ETUDE, IL FAUT UTILISER A MINIMA LA FORMULATION SUIVANTE :
« Etude Ifop pour les Makers réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 11 au 13 octobre 2022 auprès d’un échantillon de 2015 personnes, représentatif de la population masculine âgée de 18 ans et plus »
[1] https://www.preventica.com/actu-interview-perez-universote-paris-1.php
[2] https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/pour-un-droit-a-la-paresse-1852273
[3] La Société contre l’État, éd. de Minuit, Paris, 1978 (1ère édition : 1974).
Cette étude a été menée sous la direction de François Kraus, directeur du pôle “Politique / Actualités” de l’Ifop. Pour toute demande de renseignements à propos de cette étude ou pour obtenir des informations quant aux conditions de réalisation d’une enquête du même type, vous pouvez contacter directement François Kraus au 0661003776 – francois.kraus@ifop.com .