“Hommes blancs seulement”, “Pas de femmes africaines” [1], “Désolée, je n’aime pas les Asiates”[2]… La multiplication des témoignages de victimes de préjugés raciaux sur les applis de rencontre[3] tout comme la publication d’études y mettant en lumière la moindre désirabilité de certaines minorités ethniques[4] soulève de plus en plus la question des considérations raciales qui président aux choix des rencontres amoureuses.
Afin d’en savoir plus sur un problème souvent occulté par les sites de rencontre, le département « Genre, sexualités et santé sexuelle » de l’Ifop a interrogé les habitants de la capitale qui peuvent être, de par la plus grande diversité de la population de leur région[5], plus confrontés que la moyenne des Français à ce type de situation.
Réalisée auprès d’un échantillon de taille conséquente (2 000 personnes âgées de 18 ans et plus), cette étude met en lumière les formes d’endogamie géographique qui jouent dans la formation des couples parisiens ainsi que les logiques d’ethnocentrisme dont sont victimes les personnes étrangères ou d’ascendance étrangère, notamment lorsqu’elles apparaissent très éloignées de la population majoritaire sur le plan social et culturel.
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Un hiatus entre des discours valorisant la mixité sociale et ethnique sur le plan sexuel et la réalité des choix conjugaux
Si les discours des Parisien(ne)s ont tendance à valoriser une certaine ouverture à la mixité sur le plan social, géographique ou ethnique, celle-ci est, en réalité, peu pratiquée dans les faits.
- Rares sont les Parisien(ne)s à reconnaitre que le lieu de résidence est un critère déterminant dans leur choix d’un conjoint (8%). De même, ils sont loin de donner beaucoup d’importance à des éléments comme sa religion (26%) ou ses origines ethniques (23%). A l’inverse, ils déclarent plutôt prendre en compte « l’éducation/les manières » (59%), les « hobbys » (38%) ou la situation parentale (31%) lorsqu’ils font le choix d’une personne avec laquelle ils souhaiteraient être en couple.
- Or, lorsqu’on demande aux Parisien(ne)s actuellement en couple où résidait leur partenaire lorsqu’ils l’ont rencontré pour la première fois, ils sont plus des deux tiers (69%) à indiquer que ce dernier résidait dans Paris intra-muros au moment des faits. Et cette forme d’endogamie s’avère plus fréquente dans les arrondissements aisés de l’Ouest (75% dans le 15e, 74% dans les 7/8/16/17e) que dans les arrondissements plus populaires de l’Est (56% dans le 12e, 66% dans les 18/19/20e).
- À Paris, le souci de distinction se traduit-il donc par un rejet des banlieusards ? Ca dépend lesquels… Si, au total, près d’un quart (23%) des Parisien(ne)s est en couple avec quelqu’un résidant en banlieue au moment de leur rencontre, ils ont beaucoup plus tendance à avoir trouvé leur partenaire dans des départements « aisés » comme les Hauts-de-Seine (6%) que dans un département « populaire » et « métissé » comme la Seine-Saint-Denis (3%).
Loin des yeux, loin du cœur… Une nette réticence aux unions interraciales qui affecte avant tout les hommes « noirs », « arabes » et « asiatiques »
Ce hiatus entre un discours valorisant la mixité sociale et ethnique sur le plan sexuel et la pratique réelle des choix conjugaux ne s’explique pas que par les conditions des rencontres qui, à Paris comme ailleurs, favorise toujours un recrutement « local » : il traduit aussi des réticences à la perspective d’un métissage impliquant une trop grande distance sociale, ethnique ou culturelle…
- Interrogées sur leur disposition à s’engager dans une relation avec des personnes de divers horizons, les Parisiennes expriment ainsi majoritairement leur refus de s’unir avec des gens correspondant à l’image qu’elles ont des hommes originaires d’Afrique sub-saharienne (62%) ou du Maghreb/Moyen-Orient (57%), ceux-ci ayant pour point commun d’être souvent présentés comme porteurs d’une culture conservatrice peu respectueuse des principes d’égalité entre les sexes[6].
- Mais ce rejet n’affecte pas que les hommes sur lesquels pèse ce genre de clichés : une majorité de femmes refuse aussi l’idée d’avoir une relation avec quelqu’un venant d’Asie du Sud-Est (54%), ce qui va dans le sens d’études ayant déjà montré que les hommes asiatiques étant les moins désirables sur les sites de dating ou lors des séances de speed-dating[7] à cause du manque de virilité dont pâtît leur image dans les diverses formes de productions culturelles occidentales[8] (TV, BD, cinéma…).
- Ce déficit de désirabilité des minorités ethniques varie toutefois en fonction des caractéristiques socio-culturelles, politiques ou géographiques des personnes interrogées. Ainsi, l’ostracisme à l’égard des hommes originaires d’Afrique « noire » est plus fort que la moyenne chez les femmes âgées (78%), aisées (66%), situées à droite politiquement (83% chez les sympathisantes LR, 85% chez les sympathisantes RN) ou vivant dans les quartiers « bourgeois » de la capitale (72% dans le 7e, 67% dans le 16e).
- Moins soucieux des différences ethniques ou culturelles entre partenaires, les hommes s’avèrent globalement moins réticents que les femmes à l’idée d’un couple inter-ethnique. Cela apparaît notamment dans le peu de réticences qu’ils expriment à la perspective d’une union avec une asiatique – 34%, soit presque deux fois moins que chez les femmes (54%) –, ce qui tient peut-être au fait que les clichés qui lui sont associés correspondent, eux, aux représentations traditionnelles de la féminité.
Le « Seine-Saint-Denis Style! », un archétype de banlieusard qui ne plait pas à tout le monde…
Le poids de ces représentations sociales, ethniques ou culturelles se retrouve dans les formes d’endogamie géographique qui ressortent des différences de disposition des Parisienn(e)s à s’unir avec quelqu’un en fonction de son lieu de résidence.
- Résidant dans un département cumulant les records de pauvreté, de criminalité et de population étrangère, les habitants de Seine-Saint-Denis souffrent ainsi d’une forme d’ostracisme pour trouver un partenaire qui n’a rien à envier à celui qu’ils rencontrent pour trouver un emploi ou un logement : une Parisienne sur trois (31%) déclarant qu’elle ne pourrait pas être en couple avec un Séquano-Dionysien, soit trois fois plus que pour les habitants du riche département des Hauts-de-Seine (12%).
- Concentré des représentations les plus stigmatisantes de l’imaginaire urbain français, le « 9-3 » constitue donc un véritable repoussoir à l’engagement sentimental, notamment pour les Parisien(ne)s attaché(e)s à cette forme de distinction sociale que constitue le fait de résider dans un « beau quartier » : un habitant sur deux du 16e arrondissement (48%) admettant par exemple rejeter toute perspective de couple avec quelqu’un venant de Seine-Saint-Denis.
- Ces logiques de ségrégation socio-spatiale dans la formation des couples s’atténuent fortement lorsque l’on observe cette fois la disposition des Parisiens à se mettre en couple avec des Parisiens d’autres arrondissements. Certes, l’union avec un habitant des « quartiers populaires » (18e,19e,20e ardt.) suscite un peu plus de réticences (14%) qu’avec un habitant des « beaux quartiers » (7%). Mais, globalement, habiter Paris intra-muros semble constituer un marqueur de distinction suffisamment fort avec le reste de la population pour gommer les écarts de niveau de vie existants entre arrondissements.
- A noter que le rejet lié aux origines est un peu moins fort lorsqu’on le teste dans l’optique d’une relation purement sexuelle et non d’une relation sérieuse. Dans cette perspective moins impliquante, on note par exemple un rejet un peu moins fort des habitants de Seine-Saint-Denis (27%) ou des personnes originaires d’Afrique sub-saharienne : 52% refuseraient d’avoir une relation sexuelle avec ces dernières, contre 57% qui refuseraient d’avoir une relation sentimentale.
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LE POINT DE VUE DE FRANÇOIS KRAUS DE L’IFOP :
Comme pour leurs stratégies scolaires ou résidentielles, les choix conjugaux des Parisiens n’échappent pas à des rapports de domination de « classe » ou de « race » bien que ceux-ci restent masqués dans un discours qui vante une certaine ouverture aux principes de mixité sociale ou ethnique. Dans les faits, la plupart des habitants de la capitale limitent le recrutement de leur conjoint à Paris intra-muros, ce qui en exclut d’emblée les catégories populaires. De même, le métissage transgressant des interdits encore très présents dans les esprits, la construction d’un couple interracial ou interconfessionnel reste une perspective difficile à envisager pour nombre de Parisien(ne)s, notamment lorsqu’à la distance culturelle s’ajoute une forte distance sociale. Ainsi, les hommes dits « africains » ou « arabes » s’avèrent, avec les habitants de la très « populaire » et « métissée » Seine-Saint-Denis, les plus exposés à cette forme de rejet. Comme dans d’autres domaines, les Parisien(ne)s cultivent donc en matière sexuelle et conjugale une sociabilité de l’entre-soi qui favorise une forte endogamie géographique, sociale et culturelle.
François Kraus, directeur du pôle politique de l’Ifop
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