Afin de combler le manque de données fiables sur l’ampleur des phénomènes de violences touchant spécifiquement les élèves juifs en France en raison de leur religion ou de leur origine, le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) a commandé à l’Ifop une vaste étude qui met en lumière la « judéophobie d’atmosphère » présente aujourd’hui en milieu scolaire, notamment dans certains établissements. Réalisée auprès d’un échantillon national représentatif de 2 000 collégiens et lycéens, cette enquête révèle l’importance d’un antisémitisme du quotidien qui, en s’installant dans le langage courant et/ou dans les mentalités d’une partie de la population scolaire dès le plus jeune âge, crée lentement, mais sûrement les conditions d’une légitimation de discours et comportements plus violents.
LES 12 CHIFFRES CLES DE L’ENQUETE
UNE « JUDÉOPHOBIE D’ATMOSPHÈRE » MARQUÉE PAR LA BANALISATION DES PRÉJUGÉS ANTIJUIFS À L’ÉCOLE
1 – La moitié des élèves (51%) – dont près d’un quart (23%) de façon régulière – a déjà entendu dire du mal des juifs dans leur entourage. Et si ces propos anti-juifs proviennent parfois des membres de leur famille (25%), de religieux (24%) voir du personnel enseignant (13%), leur principale source n’en reste pas moins leurs camarades de classe : 51% ont déjà entendu dire du mal des juifs de la part d’autres élèves (jusqu’à 65% en REP).
2 – Il est vrai que l’exposition aux propos antisémites dans l’enceinte des établissements scolaires est significative : 44% des élèves ont déjà été exposés au moins une fois à des insultes antisémites dans leur établissement, les plus fréquentes étant « Ne fais pas ton feuj » (25%) et « Un juif, c’est riche » (21%). Dans les établissements REP/REP+, cette exposition est encore plus élevée, avec un taux global d’exposition de 54%.
3 – La majorité des élèves interrogés (54%) adhère à au moins un préjugé anti-juif, leur adhésion étant particulièrement élevée dans les rangs des élèves d’extrême-droite (75%) et d’extrême-gauche (70%). Les préjugés les plus répandus sont « Les Juifs sont plus attachés à Israël qu’à la France » (44%), « Les juifs disposent de lobbies très puissants » (39%), et « Les Juifs utilisent la Shoah pour défendre leurs intérêts » (28%).
UN CLIMAT DE VIOLENCES VERBALES, PHYSIQUES OU PSYCHOLOGIQUES PARTICULIÈREMENT PESANT DANS LES ÉTABLISSEMENTS OU QUARTIERS POPULAIRES
4 – Cet antisémitisme s’inscrit dans un climat de tensions identitaires général : 55% des élèves ont déjà été confrontés à des tensions identitaires ou religieuses dans leur établissement, ce chiffre atteignant 73% en REP. Ce climat se manifeste par des insultes ou menaces (43%), des tentatives d’imposer des règles religieuses (34%), des violences physiques (34%), ou des contestations d’enseignements au nom de la religion (32%).
5 – L’antisémitisme se manifeste concrètement par des actes violents au sein des établissements scolaires. Parmi les élèves ayant eu des camarades juifs, 48% ont été témoins d’actes antisémites (jusqu’à 62% en REP) dont 23% à des moqueries, 20% à des insultes sur les réseaux sociaux, et 14% à des violences physiques antisémites.
6 – Ce climat de violence contraint des élèves juifs à éviter certains établissements pour leur sécurité. En effet, 14% des élèves ayant eu des camarades juifs ont observé des situations où des élèves juifs quittaient ou évitaient un établissement parce qu’ils ne s’y sentaient pas en sécurité, dont 6 % pour cette seule année scolaire 2024-2025. Ce taux monte à 38% dans les établissements REP/REP+.
DES ÉLÈVES JUIFS VICTIMES DE STIGMATISATION, NOTAMMENT DE LA PART DES ÉLÈVES DE CULTURE MUSULMANE OU EXTRA-EUROPÉENNE
7 – L’exclusion des élèves juifs des diverses formes de sociabilité adolescente est globalement minoritaire chez les élèves du secondaire – 16% des élèves refuseraient de nouer des relations amicales ou sentimentales avec des élèves juifs – mais il atteint des niveaux préoccupants chez les élèves affichant certaines origines (52% chez les élèves exclusivement d’origine extra-européenne) ou religions (45% chez les élèves musulmans).
8 – Ce rejet social des juifs transparaît également chez une minorité d’élèves à l’idée que leur frère ou sœur se mette en couple avec un(e) juif/juive : 13% des collégiens et lycéens réagiraient mal, en particulier chez les élèves musulmans (28%), chez ceux d’origine extra-européenne (21%) ou se positionnant à l’extrême-gauche (34%) ou à l’extrême-droite (30%) de l’échiquier politique.
9 – Ces attitudes discriminatoires conduisent des élèves juifs à dissimuler leur identité. 21% des élèves ont déjà vu ces derniers dissimuler leur judéité dans l’établissement, un chiffre qui monte à 44% dans les établissements REP/REP+.
UN ANTISÉMITISME CONDAMNÉ PAR LA MAJORITÉ DES ADOLESCENTS MAIS QUI A SES ADEPTES DANS CERTAINES FRACTION DE LA JEUNESSE
10 – Si la majorité des élèves désapprouve les actes antisémites, une minorité significative les approuve ou les tolère. Ainsi, 26% des élèves estiment qu’au moins un propos antisémite est acceptable, un taux qui monte à 32% en REP/REP+. Les propos les plus « acceptables » à leurs yeux sont « Un juif, c’est riche » (17%, et jusqu’à 24% en REP/REP+) et « Ne fais pas ton feuj » (14%).
11 – L’approbation des actes antisémites varie selon leur gravité mais reste préoccupante. Parmi les élèves ayant été témoins d’actes antisémites, 30% ont approuvé des vols ou dégradations de biens d’élèves juifs, 26% des violences physiques, et 20% l’isolement ou la mise à l’écart d’un élève juif.
12 – La sensibilisation aux comportements inacceptables reste insuffisante. En effet, 22% des élèves estiment qu’au moins un comportement stigmatisant ou supposément humoristique à l’égard des juifs est acceptable. Certains élèves trouvent acceptable de faire une blague sur la Shoah (8%), voire de bousculer un élève juif en raison de son soutien à Israël (5%).
LE POINT DE VUE DE FRANÇOIS KRAUS ET DE IANNIS RODER SUR L’ETUDE
Au regard des résultats de l’enquête, force est de constater que l’antisémitisme en milieu scolaire, pour lequel les premières alertes ont été données il y a presque vingt-cinq ans, apparaît comme une réalité aujourd’hui incontournable. Le phénomène est national et témoigne de la diffusion de préjugés, mais aussi de discours qui peuvent expliquer les propos ou les passages à l’acte violents dont peuvent parfois souffrir les élèves juifs au sein des établissements scolaires et que rapporte le ministère de l’Éducation nationale.
La force de l’enquête est d’éclairer sur la prégnance plus forte de l’antisémitisme dans certains espaces et territoires ainsi que dans certaines catégories de populations scolaires, tout comme elle montre le développement d’un antisémitisme spécifique lié au conflit moyen-oriental, développement accentué depuis le 7-Octobre 2023. Les élèves juifs peuvent ainsi souffrir d’un rejet qui s’articule en partie autour de l’opposition à l’État d’Israël, symptomatique d’un « amalgame identificatoire » entre élèves juifs et État d’Israël et qui inflige aux jeunes Français juifs une lourde assignation identitaire.
L’importation du conflit israélo-palestinien transparaît, en effet, dans l’étude et reflète cette politisation de l’espace scolaire sous l’effet de considérations partisanes, politiques et/ou religieuses. L’enquête illustre ainsi la nouvelle configuration triangulaire de l’antisémitisme porté à la fois par un discours d’extrême gauche, une radicalisation idéologique d’une partie des jeunes musulmans et un antisémitisme d’extrême- droite traditionnel. Or, si cette triangulation produit un antisémitisme « nouvelle génération », et parfois sous des justifications antiracistes et anticoloniales, elle reproduit, in fine, les mêmes mécanismes d’exclusion et de stigmatisation. Elle met de fait en lumière ce que nous appelons, sur le modèle du concept forgé par Gilles Kepel pour un autre sujet, une « judéophobie d’atmosphère », c’est-à-dire une ambiance dans laquelle chaque élève juif scolarisé dans l’enseignement public ou privé non juif sait qu’il peut entendre des discours ou subir des faits liés à son origine ou à son appartenance religieuse.
François Kraus, directeur du pôle Politique/Actualités à l’Ifop
Iannis Roder, directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean-Jaurès