Dans le cadre d’une interview donnée aux Echos, Jérôme Fourquet revient sur la crise du COVID-19 que traverse la France à l’aune de son livre l’Archipel Français, naissance d’une nation multiple et divisée.
Dans votre livre, l’Archipel français, vous décriviez une France profondément fragmentée, voire disloquée. Or c’est cette France qui affronte aujourd’hui l’épidémie du siècle. Comment s’en sort elle ?
Pour l’instant, il semble que dans l’adversité, la société française fasse globalement bloc, comme l’a appelé à le faire le Président de la République. L’Etat tient le choc, même si certains services publics sont soumis à une très forte pression, la majorité de la population respecte le confinement et nous n’avons pas assisté à des scènes de panique généralisée ou des violences et des pillages. Mais nous n’en sommes qu’au début de cette crise, au stade initial où les Français restent collectivement dans un état de sidération face à cette situation sans précédent. Sociologiquement, le pays est comme pétrifié. Les mouvements ou les réactions diverses interviendront sans doute dans un second temps, quand le choc sera un peu mieux digéré.
Emmanuel Macron a comparé notre situation à celle d’une guerre, et bien si l’on veut poursuivre la métaphore, je pense que beaucoup de concitoyens éprouvent actuellement la même interrogation que celle décrite par Marc Bloch dans son livre L’étrange défaite : comment a-t-on pu en arriver là ? comment est-ce possible qu’un grand pays comme la France ait été pris totalement au dépourvu ?
Entre le manque de civisme auquel on a assisté au début du confinement et les multiples gestes de solidarité qui se manifestent notamment à l’égard des personnels soignants, quelle est la vraie France ?
La « vraie France » comme vous dîtes, c’est tout cela à la fois ou « en même temps » pour reprendre une expression présidentielle. Notre société est diverse, fragmentée et ses différentes composantes n’ont pas toutes eu les mêmes réactions face à l’épidémie et au confinement.
Si l’on prolonge la théorie du morcellement de notre société que vous avez avancée dans l’Archipel, constate-t-on, selon les régions, des attitudes différentes quant aux réponses à la crise ou voit-on au contraire se manifester une certaine unité retrouvée ?
Dans ce que l’on voit et sait pour le moment, il n’y a pas pour l’heure de comportements très différents selon les régions. Nous demeurons (contrairement à l’Italie et l’Espagne par exemple) un pays centralisé et le confinement a été mis en place uniformément sur le territoire national. Par ailleurs, même si la propagation de l’épidémie n’est pas homogène dans toutes les régions, la peur est partout et cela constitue un élément de cohésion extrêmement efficace…
Accepte-t-on de la même façon le confinement dans le 78 et dans le 9-3 ?
Si le confinement est globalement bien respecté, il semble qu’il soit plus difficile à accepter dans certains quartiers de grands ensembles. A la fois pour des raisons liées à l’urbanisme et à la configuration des logements : le confinement est plus facile à vivre pour une famille de 4 personnes dans une maison avec jardin de Saint-Nom-La-Bretèche, qu’à 5 ou 6 dans un F3 à Bobigny. Mais aussi car une partie de la population de ces quartiers s’est habituée depuis des années à ne pas appliquer voire à transgresser les lois de la République. Cela vaut en temps normal comme manifestement en cas d’épidémie.
Beaucoup de parisiens sont partis en province et y ont installé le virus: le mécontentement local des débuts s’est il apaisé? Est ce que cela va durcir durablement le ressentiment de la province contre Paris?
Dans L’archipel français, nous avons évoqué ce qu’on a appelé « la sécession des élites ». Les scènes d’exode sanitaire depuis Paris et les grandes métropoles pour aller « se mettre au vert » en bord de mer ou à la campagne pendant le confinement en constituent une nouvelle manifestation. S’est jouée à cette occasion une opposition entre Somewhere et Anywhere pour reprendre la terminologie de David Goodhart. Les « natifs » ont vu d’un mauvais œil l’arrivée des « Parisiens » à la fois du fait du risque de propagation du virus mais aussi, plus profondément, parce qu’ils leur reprochent de se sentir partout chez eux (ce qui est le propre des Anywhere) et de se comporter en terrain conquis sur des territoires dans lesquels les « locaux » se considèrent comme « chez eux » du fait de leur ancrage historique et familial.
Les soignants travaillent, les cols blancs télétravaillent, les métiers invisibles paraissent soudain essentiels: comment le moment redéfinit il la carte sociale ?
Le monde du travail est parcouru de longue date par de nombreuses lignes de faille que cette crise va de nouveau souligner. Les fonctionnaires et les salariés des grands groupes ont moins d’inquiétude à avoir sur leur revenu ou sur la pérennité de leur emploi que les salariés des petites entreprises ou les indépendants qui, quoiqu’ait annoncé le gouvernement, seront dans une situation beaucoup plus délicate à l’issue du confinement.
Mais cette épidémie a parallèlement dessiné une nouvelle ligne de partage au sein du monde du travail entre télétravailleurs, actifs continuant d’occuper leur poste de travail sur site et les personnes en chômage technique ou à l’arrêt. D’après une enquête de l’Ifop pour le JDD, chacun de ces groupes nouveaux pèse à peu près un tiers des actifs. C’est une tripartition inédite qui recoupe en partie les clivages classiques. Près des deux tiers des cadres et professions intellectuelles télétravaillent contre 10% seulement des employés et ouvriers, qui sont à l’arrêt pour la moitié d’entre eux. Au sein d’une même entreprise parfois, le confinement ne sera pas vécu de la même manière entre les différentes catégories de salariés.
Dans ce contexte, Emmanuel Macron et son gouvernement vous paraissent-ils à la hauteur depuis le début de cette crise ?
Mon avis personnel importe peu en la matière, regardons plutôt ce qu’en pensent les Français. Comme on l’a dit, nous sommes dans la phase initiale de la crise et l’opinion publique est dominée par un sentiment d’urgence. La priorité absolue c’est d’éteindre l’incendie. Dans ce climat particulier, un peu plus d’un Français sur deux fait confiance au gouvernement et au président pour faire face à la situation. C’est un réflexe traditionnel : dans la tempête, on s’en remet au capitaine. Pour autant, des interrogations existent et des critiques commencent à poindre.
On sent que pour l’heure, les polémiques-celles sur le manque de masque ou le manque de tests disponibles sont contenues ? Le gouvernement risque-t-il un effet boomerang lorsque nous serons sortis de la crise ?
Oui, il y a à terme un vrai risque d’opinion. Pour l’heure, les Français serrent les rangs (et les dents) mais de plus en plus s’interrogent voire éprouvent de la colère sur ce qui apparaît comme une préparation insuffisante qui expose le grand public mais surtout les professionnels de santé à de vrais risques. Seuls 39% (contre 54% une semaine plus tôt) estiment ainsi que le gouvernement donne tous les moyens aux soignants. Autre critique qui monte en flèche, un temps de réaction trop tardif : 29% des sondés considèrent que le gouvernement a réagi rapidement contre 59% fin janvier. Au gré de l’attitude du gouvernement dans les prochaines semaines, les critiques peuvent se durcir et le mécontentement se structurer.
Les injonctions contradictoires « restez cloitrés chez vous » -« faites en sorte que l’économie ne s’effondre pas » vous surprennent-elles ? Sont-elles propres à la France ?
Non, bien sûr nous ne sommes pas les seuls concernés. Face à une pandémie inédite, on a senti un flottement du pouvoir dans quasiment tous les pays. Parallèlement à la difficile évaluation de l’ampleur et de la vitesse de propagation de l’épidémie, chaque gouvernement a sans cesse tenté d’arbitrer entre les impératifs de santé publique et la préservation d’une certaine activité économique pour que la casse sociale induite par une mise à l’arrêt du pays soit limitée. D’où ces injonctions contradictoires. En France, celle dont la trace restera sans doute la plus profonde est d’avoir maintenu le premier tour des municipales avant de déclarer le confinement général 24 heures après.
Vous constatiez aussi dans votre livre le recul de la culture scientifique et d’une certaine vision cartésienne du monde ? Cette crise va-t-elle selon vous réconcilier les Français avec la Science ?
On peut le souhaiter. Et il est notable de voir que les scientifiques se voient octroyer une large place dans le débat public et médiatique mais aussi dans la chaîne de décision politique, qui les met systématiquement en avant comme pour s’appuyer sur leur légitimité. Avec un temps d’écoute des médias sensiblement accru dans le contexte du confinement, la population suit en quelque sorte un MOOC géant d’épidémiologie et de médecine ! Mais dans le même temps, les réseaux sociaux, principaux vecteurs de propagation des fake news, sont massivement consultés. Et l’on voit se diffuser très rapidement dans le corps social des théories du complot qui prospèrent en cette période de forte inquiétude. En quelques jours, une vidéo accusant l’institut Pasteur d’avoir fabriqué le Covid 19 a été vue des millions de fois…
Au total, face à cette épidémie, nous donnons l’impression de vivre un moment de communion collective qui donne l’impression d’une unité retrouvée, loin du séparatisme social que vous décrivez dans votre livre. Vous y croyez ?
Il faut se méfier des assertions du type : « Rien ne sera jamais plus comme avant ». On avait déjà dit cela après la crise de 2008 et notre système économique et financier n’avait pas été réformé ou reconfiguré. On se souvient aussi que les policiers avaient été applaudis par la foule après Charlie. On a vu ce qu’il en était advenu par la suite… Il est, de mon point de vue, encore tôt pour se prononcer sur les conséquences d’une telle épreuve.
En fonction du déroulement des événements, le Covid19 pourra contribuer à refabriquer du commun au sein de notre société en réaffirmant l’importance des services publics (notamment de santé) et en réactivant l’idée de solidarité nationale incarnée notamment par la mise à contribution de l’armée pour venir en aide des régions les plus touchées.
Mais parallèlement, comme on l’a dit, le confinement n’est pas vécu de la même manière entre ceux qui sont obligés d’aller travailler la peur au ventre, ceux qui sont à l’arrêt dans leur logement exigu et ceux qui sont allés passer leur confinement au bord de la mer. Idem lors de la reprise, la situation économique ne sera pas la même entre les salariés des grandes entreprises et les fonctionnaires d’un côté et les intérimaires, les indépendants et les employés des TPE de l’autre. Le coronavirus peut au total être soit un antidote … soit un révélateur supplémentaire de l’archipelisation. L’avenir nous le dira.
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