Le Point : Il y a trente ans éclatait « l’affaire des foulards » à Creil. Est-ce un tournant important dans la société française?
Jérôme Fourquet : A partir du début des année 1980, il y a une prise de conscience collective, par la société française, non seulement de la réalité de la présence d’immigrés de culture musulmane sur son territoire, mais aussi du fait que cette immigration a vocation à rester sur place. La première date symbolique, c’est 1983, avec la Marche des beurs et les grèves dans l’automobile. On commence à parler de « la deuxième génération ». 1989 est une autre date clé, avec cette fois-ci une prise de conscience des défis que représente cette immigration musulmane, notamment sur le principe de la laïcité. Les signes religieux dans les établissements publics ne sont alors plus une problématique dans une société française qui est en train de s’apaiser sur la guerre des deux écoles, et qui, comme l’écrit Marcel Gauchet en 1985 dans le « Désenchantement du monde », a déjà bien entamé son processus de sortie de la religion. L’affaire de Creil repose subitement la question de la manifestation du religieux dans l’espace public et, comme le montre bien le livre que vient de publier la Fondation Jean Jaurès, « Les foulards de la discorde », ce retour du religieux, mais musulman, est particulièrement problématique pour la gauche française. La laïcité, élément structurant de l’identité de la gauche française, avait toujours été pensée dans le contexte de l’opposition au catholicisme. Là, elle se retrouve confrontée à la religion musulmane, ce qui change énormément de choses.
Plus globalement, l’affaire de Creil va susciter un intense débat dans la société française autour de l’interrogation sur l’acclimatation possible de l’islam à notre modèle républicain. 1989 ouvre en quelque sorte une nouvelle ère et acte médiatiquement et sociologiquement l’existence de l’islam en France. L’Ifop, qui a pour vocation de suivre les évolutions de fond de la société française, a d’ailleurs commencé cette année-là à sonder et interroger la population de confession ou de culture musulmane. 30 ans après cet évènement marquant, le Point et la Fondation Jean Jaurès, ont demandé à notre institut de jeter un nouveau coup de projecteur sur cette population de confession ou de culture musulmane.
Le Point : Quels sont les principaux enseignements de l’enquête ?
Jérôme Fourquet : Le premier enseignement réside dans la puissance de l’orthopraxie qui se renforce au fil du temps, notamment auprès des jeunes générations. L’orthopraxie, désigne la capacité d’une religion à fixer des règles comportementales concernant la vie quotidienne, et le fait que le public de croyants se conforme aux injonctions de la religion à laquelle il est rattaché spirituellement et culturellement. L’islam en comporte un certain nombre et son empreinte sur la vie quotidienne a gagné du terrain. En 1989, beaucoup ont cru à une crise d’adolescence, et qu’il suffisait d’être patient. S’opposant à l’exclusion des collégiennes voilées de Creil, SOS Racisme estimait que « le jean finira par l’emporter sur le tchador ». Avec trente ans de recul, et alors que les jeunes qui avaient 15 ans à l’époque en ont aujourd’hui 45, on voit que l’empreinte de la religion sur cette population ne s’est pas effacée, bien au contraire.
Notre enquête montre ainsi que la proportion de personnes (de confession ou de culture musulmane) déclarant participer à la prière du vendredi à la mosquée a plus que doublé, passant de 16% en 1989 à 38% aujourd’hui. C’est spectaculaire. Bien sûr, il s’agit de déclaratif, et il faut donc relativiser cette assiduité affichée. Mais le biais déclaratif était le même dans le sondage de 1989. Ce que ces résultats traduisent c’est que, dans cette population, la norme sociale est beaucoup plus religieuse aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Quand on regarde dans le détail, on observe que cette pratique est, comme dans les pays musulmans, beaucoup plus importante chez les hommes (55% des hommes déclarent fréquenter la mosquée le vendredi contre 20% chez les femmes). Des écarts importants apparaissent également selon les tranches d’âge. C’est l’inverse du catholicisme, c’est à dire que les générations les plus âgés apparaissent moins sous l’influence de cette injonction à la prière (seulement 28% des plus de 50 ans disent aller à la mosquée le vendredi) alors que 49% des jeunes disent se conformer à ce commandement. Le respect du jeûne pendant le ramadan est aussi en progression depuis 1989, passant de 60% à 66%. La progression s’est surtout faite au début des années 2000, période où s’est produit un réveil identitaire et religieux dans tout le monde musulman.
Troisième manifestation de l’empreinte religieuse sur la vie quotidienne : nous constatons une chute de la proportion de personnes de religion ou culture musulmane déclarant boire de l’alcool, même occasionnellement, passant de 35% en 1989 à seulement 21% aujourd’hui. Il y a sans doute, là encore, un biais déclaratif (et nous n’allons pas vérifier dans leur vie quotidienne !), mais de nouveau, ce biais déclaratif valait aussi en 1989. Manifestement à l’époque, le conformisme ambiant dans cette population était moins strict en la matière. Quatrième élément : la forte prégnance du hallal, qui ne se limite plus à la viande. 57% des sondés disent consommer uniquement de la confiserie hallal, mais 47% achètent aussi des plats cuisinés hallal, et 48% affirment systématiquement regarder la composition des produits alimentaires achetés pour s’assurer qu’ils ne contiennent pas de la gélatine animale ou du porc. Comme le poids de cette population musulmane a augmenté et que l’orthopraxie y est plus répandue, des acteurs économiques ont répondu à cette demande et un marché s’est créé, facilitant et encourageant en retour le respect du hallal par le consommateur. Il y a trente ans, lors de l’affaire de Creil, les débats tournaient autour du foulard. Aujourd’hui, dans la sphère scolaire, les tensions se cristallisent autour de la question du hallal. Au regard de ces résultats, on constate que l’évolution générale ne va pas dans le sens d’une sécularisation, mais d’une réaffirmation identitaire et religieuse se manifestant notamment dans les comportements quotidiens.
Le Point : Qu’avez-vous observé sur le rapport à la laïcité ?
Jérôme Fourquet : On constate que les musulmans en France, très majoritairement, déclarent (à 70%) pouvoir pratiquer en toute liberté leur religion en France, un résultat rassurant. Mais pour autant, ce diagnostic s’accompagne de fortes demandes pour adapter notre cadre laïc et républicain. Ils ne sont que 41% à estimer que c’est la pratique de l’islam doit être adaptée et aménagée pour se conformer à la laïcité à la française, contre 37% qui estiment que c’est au contraire la laïcité française qui doit s’adapter, avec une forte minorité (19%) qui ne se positionne pas sur cette question. Par rapport à 2011, on constate une progression de 8 points de ceux qui disent que c’est à la laïcité à la française de s’adapter. On observe également une forte progression de l’opposition à la loi de 2010 bannissant le voile intégral dans la rue. 59% estiment que cette loi est plutôt une mauvaise chose, alors qu’ils n’étaient que 33% dans ce cas en 2011. Différents événements comme des contrôles policiers qui ont mal tourné (à Trappes ou à Toulouse notamment), ou la perception que cette loi serait une discrimination supplémentaire visant les musulmans en France, peuvent expliquer ce résultat.
Quand on regarde dans le détail, on voit que les demandes concrètes d’adaptation de la laïcité sont soutenues et parfois très massivement. 82% des sondés pensent ainsi qu’on devrait pouvoir manger hallal dans les cantines scolaires et 68% estiment qu’une jeune fille devrait avoir la possibilité de porter le voile à l’école. L’islam étant une religion assez injonctive dans la vie quotidienne, ces injonctions se heurtent au cadre laïc.
54% déclarent également qu’on devrait avoir la possibilité d’affirmer son identité religieuse au travail. Après l’école et le halal, la question des signes ostentatoires dans le monde du travail est en train de monter depuis plusieurs années. Si 26% des cadres disent qu’on devrait pouvoir affirmer son identité religieuse au travail, ils sont 38% parmi les professions intermédiaires et 55% chez les employés et ouvriers. Cette revendication est plus forte dans les milieux populaires, et rappelle les débats qu’il y a eu par exemple à la RATP ou parmi le personnel de Roissy. Les organisations syndicales, historiquement et culturellement de gauche, souvent très laïques sauf la CFTC, sont confrontées à ces demandes. La CFTC revendique ses racines chrétiennes, mais ne fait pas grève pour exiger la présence d’un crucifix. Dans le monde du travail, là notamment où il y a beaucoup d’employés ou d’ouvriers, comme dans les transports publics, les chantiers ou les plateformes logistiques, ces questions des signes religieux ostentatoires se posent depuis plusieurs années. L’affaire de Creil n’était que le début, pas un prurit momentané, comme certains ont pu le penser. Pour autant, nous n’assistons pas à un assaut généralisé contre le cadre laïc, mais plutôt à de multiples demandes pour qu’on desserre le cadre républicain et laïc.
Le Point : 27% des personnes interrogées sont d’accord avec l’idée que « la charia devrait s’imposer par rapport aux lois de la République », résultat qui est conforme avec l’étude de l’institut Montaigne de 2016…
Jérôme Fourquet : Les musulmans en France ne forment pas un bloc homogène. La grande majorité des musulmans demande des adaptations, mais une minorité se positionne sur un agenda beaucoup plus maximaliste et radical. A ce propos, un différentiel assez important se dessine selon l’ancienneté de la présence en France. Parmi ceux qui sont Français de naissance, « seuls » 18% estiment que la charia devrait s’imposer. Parmi ceux qui sont Français par acquisition, ils sont 26% et parmi les étrangers, c’est 41%. Cette revendication d’une suprématie de la charia est donc d’abord portée par les nouveaux arrivants qui viennent de pays où l’empreinte de l’islam est très forte. En 1989 avec l’affaire de Creil, beaucoup pensaient qu’avec le temps le processus de sécularisation et de « sortie de la religion » allait aussi concerner la population immigrée. Sauf que depuis, des centaines de milliers de personnes ont rejoint la France, et le bain culturel des pays d’origine a été entretenu et vivifié par la persistance des flux migratoires, là où le flux des Polonais par exemple s’était tari dans les années 1930.
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