Être une entreprise en 2019, c’est être cernée par la politique. A l’heure de l’agora numérique universelle, les crises d’image ne sont plus liées principalement à des produits défectueux, mais à des valeurs bafouées aux yeux des internautes : chaque année, quatre bad buzz sur dix éclatent autour du thème des inégalités[1]. Telle une personnalité politique, on attend d’une entreprise qu’elle soit cohérente avec les principes qu’elle affiche, mais aussi, et c’est toute la difficulté, qu’elle ait quelque chose à dire sur tout. L’enjeu n’est plus seulement d’apparaître comme une « entreprise citoyenne » au programme RSE exemplaire, mais bien de savoir prendre position sur des sujets de société clivants. Une exigence immense alors que l’opinion se fragmente en communautés aux valeurs toujours plus diverses et revendicatrices[2]. Comment survivre dans ces conditions ? Une enquête approfondie sur l’e-réputation menée auprès des Français en janvier 2019[3], permet d’esquisser un petit guide de navigation politique à destination des entreprises.
Des entreprises sommées de participer au débat public
La première étape est l’acceptation. La situation va s’empirer. Les internautes encore passifs vont progressivement rejoindre les rangs des procureurs numériques. D’ores et déjà, près d’un Français sur deux déclare s’être exprimé sur les réseaux sociaux pour faire part de son indignation suite à des révélations sur une entreprise. Et cette colère ne se limite pas à des prises de parole : 47% des Français assurent avoir déjà renoncé à acheter un produit ou un service d’une marque suite à un scandale, le taux atteignant 59% chez les 18-24 ans. Inexorablement, une culture du boycott s’installe. Dans ce contexte, il faut anticiper. Alors que 83% des bad buzz proviennent des marques elles-mêmes, terminé le temps du « mes tweets n’engagent que moi ». Les entreprises sont bien liées aux yeux de l’opinion aux prises de parole de chacun de leurs membres. Après l’affaire de la Ligue du Lol, le journal Libération l’a bien compris et s’est engagé dans la rédaction d’une charte de bonne conduite sur les réseaux sociaux à destination de ses journalistes. Le même travail de définition des valeurs de l’entreprise au regard, non pas seulement des attentes de sa clientèle, mais de l’opinion dans son ensemble, est nécessaire. Une marque de vêtements doit s’attendre à être interrogée sur le principe des produits conformes à l’Islam, qu’elle en produise ou non.
L’impossibilité de rester en dehors de l’agora
Lorsque la crise survient malgré tout – et elle survient toujours – les entreprises touchées doivent prendre des décisions de plus en plus rapides. Face à un scandale, 65% des Français estiment qu’une entreprise doit « prendre la parole rapidement pour s’expliquer et/ou s’excuser ». Sanction immédiate du directeur marketing de Nocibé suite à son tweet islamophobe[4], mise à pieds des membres de la Ligue du Lol, retrait du hijab du site de Décathlon : il semble loin le temps (2017…) où la direction d’United Airlines cafouillait pendant plusieurs jours et refusait de s’excuser suite à l’expulsion forcée d’un de ses passagers. Espérer passer sous les radars est vain. La culture de la contrition est désormais trop forte : il faut savoir reculer pour ne pas envenimer la situation.
L’heure des entreprises politiques
Vient enfin le temps de la reconstruction. Chaque stratégie dépend de la nature de la crise. Avoir produit du lait contaminé comme Lactalis ne laisse aucun choix. Il faut rappeler des millions de produits, se soumettre à des contrôles drastiques et espérer que la confiance revienne. Proposer un produit conforme à l’Islam est beaucoup plus complexe. En la matière, aucune décision ne pourra satisfaire tout le monde. Alors que 80% des Français considèrent la crise Lactalis comme « grave », ils ne sont que 43% à partager cette opinion concernant les crises d’image liées au développement de la mode islamique (et les plus jeunes, cible de Décathlon par exemple, ne sont que 32% à partager cet avis). Dans ce contexte, on peut choisir de ne plus se positionner sur ces produits polémiques pour garantir la paix civile, au risque de perdre des marchés futurs et de contredire son identité (chez Décathlon : le sport pour tous). A l’opposé, on peut assumer une position minoritaire dans l’opinion et faire, de facto, de la politique. En septembre 2018, Nike a choisi comme égérie le footballeur américain Colin Kaepernick qui s’était agenouillé publiquement pendant l’hymne américain en signe d’opposition au président Trump. En faisant cela, la marque à la virgule a pris le risque de perdre des clients parmi les électeurs du milliardaire américain. Mais elle a aussi gagné en crédibilité auprès des jeunes générations qui déclaraient, contrairement à la majorité des Américains, soutenir le joueur. Pour l’heure le pari semble gagnant : la pub gratuite générée par le buzz autour de la campagne a été estimé à 43 millions de dollars, la marque a bénéficié d’une hausse de fréquentation de son site Internet et des interactions sur les réseaux sociaux et a publié en décembre 2018 des résultats supérieurs aux attentes des analystes[5]. Autre indicateur, Nike reste la marque d’habillement la plus valorisée en 2019 et, pour le directeur de Brand Finance, cela tient d’abord à sa capacité à défendre des valeurs fédératrices : « Le marketing audacieux de Nike lui permet de se démarquer sur le marché chargé des équipementiers sportifs. Alors que les consommateurs sont à la recherche d’expériences et de liens émotionnels, Nike diffuse des messages clairs et des valeurs auxquelles les consommateurs peuvent se rallier »[6].
Après la période des entreprises citoyennes, nous sommes entrés dans l’ère des entreprises politiques. L’éthique ou la morale ne suffisent plus. Place à l’engagement et aux positions fortes. L’authenticité est à ce prix-là.
Retrouvez également cette tribune sur Stratégies.
[1] « Bilan des Bad Buzz en 2017 », Visibrain, février 2018
[2] C’est la thèse centrale de l’Archipel Français de Jérôme Fourquet (mars 2019)
[3] « E-réputation des entreprises », Ifop pour August & Debouzy et Havas Legal & Litigation, janvier 2019
[4] « Nocibé suspend finalement son directeur marketing après son tweet islamophobe », Capital, mars 2019
[5] « Nike bat le consensus grâce aux ventes en ligne, le titre grimpe », Capital, décembre 2018
[6] « Nike est toujours la marque la plus valorisée en 2019 », Fashion network, février 2019
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